Le role de ma vie : Script et patatras
13 oct. 2018J’ai enfin reçu mon exemplaire du script.
Nom d’un sushi mi-cuit : j’apparais dans 4 scènes et avec leurs lots de dialogues en japonais par-dessus le marché ! Sacrebleu, mais dans quelle rizière ai-je mis les pieds ?
Partie 1 : Casting Involontaire
Partie 2 : Flatterie Ehontée
Il ne me reste qu’à bûcher. Jouer un rôle dans la langue de Molière me semblait déjà une épreuve de force, alors dans celle de Bashô revient probablement à déplacer le mont Fuji sans que les randonneurs à son sommet ne renversent le bol de thé vert.
Tournage : jour 1.
N’ayant finalement pas trouvé de socque à leur pied dans les établissements de Nagoya, l’équipe à décidé de monter de toutes pièces un café rétro dans une vieille maison japonaise inhabitée. Nettoyage, aménagement, électricité, mobiliers, peintures : en deux semaines, les quatre accessoiristes/décorateurs de plateau créent la maison de mes rêves. Le budget alloué est peut-être un peu plus important que je ne l’avais imaginé. J’ai donc laissé passer ma chance de discuter salaire, il faudra probablement m’asseoir à genoux dessus.
Je fais la connaissance des deux acteurs principaux. Elle, coréenne pimbêche, la peau la plus parfaite de l’univers, est une véritable gravure de mode suivie en permanence par trois courtisanes gloussantes qu’elle ne semble remarquer que par intermittence, entre deux filtres Instagram. Lui, Japonais racaille, visiblement habitué aux midinettes en pâmoison, se fend d’un sourire désarmant. Pardonnez-moi, mais je n’ai pas remarqué la partie de l’histoire mentionnant l’amour à sens unique de Bénédicte, finalement comblé en fin d’histoire par un baiser ardent avec l’éphèbe susmentionné. C’est parce qu’il n'y en a pas ? Coupé ! Respecte un peu plus le texte s’il te plait. Mince alors.
Je viens à peine d’arriver sur le plateau, que l’on m’intègre à une scène imprévue. Non maquillée, dé-bouclée à cause de mon casque de moto, il semble pourtant que la seule présence d’un visage anguleux et d'yeux verts fasse oublier à l’équipe de tournage mon état de stupéfaction total.
«Ah ! Nishiyama j’te cherchais. T’as deux minutes ? »
Deux prises et c’est dans la poche. Budget séré oblige, mon interprétation approximative suffit probablement aux exigences de temps.
Retenir un texte en Japonais
Dans la scène suivante, je suis supposée bailler aux corneilles en pyjama en réclamant du café. Malgré les 11°C pluvieux de la météo de mars et un local non chauffé, je patiente tranquillement avec les différents intervenants, dont la générosité contraste avec l’attitude détachée des deux starlettes principales. Je leur pose mille questions. Ils m’aident à réviser mes lignes. Si j’avais déjà pensé aux milles manières de les faire sonner naturelles, j’avais sous-estimé la difficulté de les placer au bon moment dans le dialogue sans passer pour un robot de répondeur automatique. Bon nombre de fois, trop absorbée par la virtuosité de celui ou celle qui me donne la réplique, j’en oublie de répondre, m’emmêle les pinceaux à calligraphie. Chaque échec me confirme la dure réalité : le jeu d’actrice, c’est vraiment pas mon truc. Il aurait fallu une caméra cachée et une scène d’improvisation improvisionnée à l’improviste probablement.
La journée avance inexorablement sans que mon tour ne vienne.
Elle est vachement chouette la photo que tu as envoyée pour le casting, c’était dans quel film ?
Dans la salle de repos, Rina patiente avec moi. Un corps androgyne minuscule, un visage plus petit encore, elle me fait penser à un écureuil. À 19 ans, Rina voyage de tournage en photoshot aux quatre coins de l’archipel, dessine le reste du temps, encouragée par ses parents qui ont vite compris qu’elle n’était pas faite pour une vie conventionnelle. Pour son second rôle, elle a discuté pendant plusieurs semaines avec des Chinois expatriés au Japon, enregistré leur voix sur son téléphone afin de mimer l’accent chinois à la perfection. Je l’entends répéter en boucle l’une des phrases clefs de son personnage « Mais… Un onigiri, c’est forcément bon n’est-ce pas ?».
La photo dont tu me parle, mignonne Rina, n'est pas une photo professionnelle : c’est un cliché pris par une cliente un jour où j’étais un peu bourrée au bar.
Je suis un intruse parmi vous, la plus grande escroquerie de l’ère Heisei.
Mr Nobu, figurant professionnel fait grise mine : « J’espère qu’on ne va pas finir trop tard, je suis gérant d’un restaurant de ramen, c’est déjà exceptionnel que j’ai pu me libérer à la dernière minute pour ce soir, alors qu’on était sensés tourner ce matin… »
« Moi je suis à la retraite, je fais cela pour m’amuser. Normalement sur mon temps libre, je suis danseur de théâtre traditionnel, avec de la peinture blanche partout sur le visage et un air contrit qui fait peur aux enfants! » s’éclaffe Mr Yamato, un bonhomme dont le sourire ridé et fort communicatif, qui nous met du baume au coeur.
L'enfer c'est toi-même
La nuit tombe. J’ai froid, je suis maussade de la tension accumulée avant même d’avoir commencé. Je ne peux m’empêcher de regarder ma montre avec anxiété, tout en pensant amèrement au nombre décroissant d’heures de sommeil qui me sépare du prochain service à l’auberge. La négociation visant l’obtention des jours de congé pour le tournage ayant failli tourner au désastre, je ne peux me présenter au travail dans un état de fatigue invalidant. Mon moral refroidi comme une tasse de thé oubliée sur un tatami. Je rumine, vois venir la scène coupée en mille prises à cause de ma médiocrité, le tournage interminable, les regards accablés de l’équipe éreintée n’ayant aucune Française-non-extravagante sous la main pour remplacer le désastre qui surjoue pitoyablement sous les projecteurs. Derrière chaque encouragement je flaire la pitié et le stratagème : Il faut lui faire garder le moral, sinon se sera encore pire.
J’essaye de garder la foi, en pensant à l’équipe multiculturelle qui travaille d’arrache-pied depuis plusieurs semaines déjà, à ces deux acteurs courageux répétant chaque scène à l’infini, sans se plaindre malgré le froid et la fatigue, pendant que je rouspète sur un canapé avec cookies à volonté. Je me sens misérable.
Pour enrayer le fil sombre de mes pensées, je tente de me rendre utile : je trouve un peu de réconfort auprès de l’équipe de déco. Il leur faut absolument un panneau publicitaire pour le café de l’histoire. Ah ça, je sais faire : je réalise souvent ceux de mon auberge de jeunesse. Donnez-moi de la peinture et trente minutes. Je me concentre sur le lettrage, l’équipe dans mon dos s’extasie à chaque revers de poignet. C’est là qu’ils auraient dû m’embaucher. Le petit panneau rouge bordeaux se rempli du menu de café et ses douceurs réconfortantes. Trois coups de pinceaux plus tard, je retourne à mon canapé silencieux.
On m’a faite venir avant midi, on ne m’appelle finalement qu’a une heure du matin. J’ai patienté plus de douze heures comme un godzilla en cage, mon enthousiasme a fini par retomber comme un soufflé aux haricots rouges.
Lorsque vient mon tour, je ne suis qu’une boule de nerfs. L’acteur éphèbe sourit à mon personnage, j’oublie mon texte. Pourquoi suis-je là déjà ? Détends-toi me susurre la réalisatrice, pense que tu es à ton café, c’est ce que tu fais tous le jours, c’est facile. Si je me doute qu’il est impensable de rester stoïque entre deux répliques, je n’ai en revanche aucune idée de ce à quoi peut ressembler mon propre naturel. Que fais-je d’ordinaire lorsque je ne parle pas ? Regarder autour ? Fixer mon interlocuteur ? Me ronger les ongles ? Triturer une mèche de cheveux ? Elle ressemble à quoi la Rill qui évolue confiante dans son royaume bien rodé de clients internationaux ? Si le naturel pouvait décider de revenir au galop sous peu, je lui en serais extrêmement reconnaissante.
J’essaie de ne pas penser à ce double menton qui me fait horreur, cette bosse sur le nez héritée d’une malencontreuse chute de poney, la rugosité de mes mains usées à la cuisine, la taille de mon corps vigoureux d’Européenne par rapport à la silhouette longiligne qui me donne la réplique. Je ne suis pas une licorne coréenne moi !
Mon esprit usé se rebelle
Et puis zut à la fin : Rill, si la réalisatrice t’a choisie, c’est que tu représentes ce qu’elle veut montrer. Dès lors c’est ton apparence et ce qu’elle reflète qui l’intéresse, comme outil de communication. Tes complexes n’intéressent personne. Alors, tu fais ce qu’on te demande et tu arrêtes de gamberger pour rien !
Une alliée innatendue
Contre toute attente, l’actrice coréenne m’encourage. Elle me prodigue conseils et encouragements, suggère des modifications à mon texte pour le rendre plus fluide, tandis que son équipe lui masse les épaules, retouche son maquillage, change ses chaussettes, passe de la crème hydratante sur ses bras, sans qu’elle n’y prête attention le moindre au monde. Au fur et à mesure de la scène, mon admiration pour elle monte en flèche. Son jeu d’actrice me semble si inné, que plusieurs fois, alors qu’elle feint la surprise, je suis persuadée de m’être trompée quelque part. J’hésite, puis je continue, bien décidée à mener la scène jusqu’au bout. Coupé ! Tiens, c’était pas mal là. Je suis éblouie.
« Cela fait longtemps que tu fais ce métier ? hasardais-je entre deux prises.
- J’ai débuté quand j’avais douze ans, je ne me souviens pas trop. C’est la première fois que je tourne dans un film. D’ordinaire je chante, je danse, ce genre de trucs. »
Nous finissons au milieu de la nuit.