Stupeur et Débordements
08 févr. 2018Cependant que le café s’éveille et que la cuisine cliquette de casseroles et de planches à découper, nos esprits convergent vers l’étage, car le palabre s’éternise. Nous tentons de relativiser sur les évènements de cette matinée mouvementée.
Pour cela, rien de tel que de faire fonctionner notre matière grise dans le sens positif des choses :
1 - Quelle chance qu’elle n’ait pas réveillé tout l’hôtel dans la nuit.
2 - Dieu Merci, cela se produit avant l’ouverture du magasin, pas un client en vue.
3 - Par bonheur, les dormeurs ont pour la plupart déjà rendu leur chambre.
4 - Félicité soit de ses voisines de lit si adorables, qui passent l’éponge sans tracas.
5 - Fort heureusement, l’incident n’a fait aucune victime.
6 - … Il est vivant !
Un hourra accueille notre patron à son arrivée dans le bar. Un vague sourire sur les lèvres : savant mélange de fierté, de fatigue nerveuse et de soulagement. En réponse à nos airs inquiets, son récit glace autant qu’il bouleverse : Sans surprise, c’est celui d’une détresse profonde. Rongée par les dettes après le départ de son mari, la cliente emprunte aux yakuzas. La transaction, comme attendue dans un mauvais film de série Y, tourne au cauchemar dantesque lorsqu’elle se fait violer, imprimant au fer rouge les stigmates irrésolvables d’une vie de schizophrénie. Ses fantômes alimentent dès lors un cercle vicieux en spirale descendante, donnant raison à la paranoïa qui la ronge, limitant ses interactions sociales biaisées, à la fureur et aux menaces. Elle a bien été réveillée par un viol dans la nuit, mais un viol commis il y a des années, qu’elle revit en boucle dans ses hallucinations. Nous sommes horrifiés, malgré la vague de sympathie qui clapote à nos pieds.
La tension reste palpable : Madame Drame n’est pas encore descendue. À chaque tintement du carillon de la porte, l’équipe sursaute de concert.
Lorsque enfin elle apparaît dans le hall en robe pourpre telle une diva des Enfers, notre fratrie d’étourneaux se réfugie d’une seul bloc dans les cuisines. Seul reste face à elle, notre paladin de platine, chevalier éternel du soleil levant et père des dauphins d’or du château, samurai de l’ordre du sushi cosmique, le patron de l’hôtel.
« Il me semble pourtant vous avoir demandé d’appeler la police ?! »
Malgré la reconnaissance ampathique de son calvaire, l'acharnement dont elle fait preuve en utilisant rageusement les mêmes mots crus en boucle comme un automate affligé du syndrome de la Tourette, nous arache parfois un sourire.
L‘heure tourne, le restaurant doit ouvrir dans dix minutes. Nous tentons de nous activer en silence, histoire de ne pas attirer l’attention de la gorgone qui vocifère en attendant son taxi. La pauvre Ruka qui tente discretement de passer dans son dos avec la pancarte d’ouverture du service en prend pour son matricule et revient en cuisine les larmes aux yeux.
« Cette femme, c’est le Démon », me dit-elle entre deux sanglots.
Le taxi, averti par téléphone de s’attendre à un client difficile, arrive enfin, emportant loin de nous notre pire cauchemar.
Le bâtiment entier semble s’affaisser d’apaisement, les murs soufflent, les parquets ondulent de contentement, les fenêtres redoublent de lumière, le carillon s’emballe, les verres chantent, les chaises dansent la salsa. A moins que ce ne soit juste l’effet de notre rythme cardiaque qui reprend normalement.
STOP. Il y a quelque chose qui cloche, nous souffle le porte-manteau de l’entrée.
Sur le sol, d’un noir maudit comme la première blatte de l’histoire de l’humanité, il y a un sac. Horreur. « Je vous laisse ça, je viendrais le récupérer ce soir. » Sacrebleu, à quel moment nos cerveaux en surchauffe ont-ils manqué cette ligne du script ?
Elle va revenir. L’onde de choc reprend le chemin inverse, les tables se figent, les couverts murmurent d’angoisse, les gonds de la porte échafaudent des plans de paralysie. Pour le reste de la journée, chaque sonnerie de téléphone, chaque souffle en provenance de l’entrée entraine son lot de regards inquiets avant réaction. D’ailleurs, le chauffeur de taxi, un cinquantenaire bien bâti au regard gris, revient dans l’heure nous annoncer que des clients comme ça, il n’en veut plus. A bout de ses jérémiades, il a fini par la laisser à l’endroit demandé sans la faire payer, trop heureux de s’en débarrasser.
La journée se termine, sans nouvelles de Dame Tracasse.
Dès le lendemain matin, nous songeons à aller déposer le sac que nous n’avons pas osé déplacer ne serait-ce que d’un centimètre, au commissariat, comme l’on irait confier une bombe à l’équipe de déminage la plus proche. Cependant, Mamie Tempête ayant affirmé qu’elle viendrait le chercher, nous n’osons pas agir si vite. Après tout, pour n’importe quel autre client, l’attente serait de mise. Nous marchons sur des œufs de Godzilla.
Impossible de ne pas imaginer la suite du drame. Que faire, si elle décide de passer une autre nuit à l’auberge ? Elle fait désormais partie de notre liste noire, soit, mais a-t-on le droit de lui refuser l’entrée sans motif légal ? Car malgré tout, il n’y a eu aucune agression physique, ni dégradation de matériel et aucun de nos clients n’a souhaité porter plainte. Il y a probablement une parade pour la refouler à notre comptoir, mais nous ne pouvons rien faire contre une réservation via Internet, surtout dans le cas d’un paiement par avance sur un site de grande affluence. Il s'agit d'un vide de procédure.
Le surlendemain déjà, l’incident est presque oublié. Le calme et la bonne humeur reviennent au café. Lorsque l’énergumène débarque en plein après-midi, elle n’a pas le temps de démarrer son numéro devant les regards ébahi de mères de famille en pleine dégustation de cheese-cake au citron et de thé issus du commerce équitable, que le manager appelle la police pour nuisance à l’activité commerciale. Les services de l’ordre, sans surprise sur l’identité de la trouble-fête, débarquent sur le champ dans la plus grande discrétion.
Un homme en civil entre dans le café et le regard de Dame Parano s’éclaire. Elle se tait d’un coup, ramasse son sac et tandis que l’agent fait les salutations d’usage, sort du café un sourire jusqu’aux oreilles, monte prestement dans la voiture de patrouille garée au coin de la rue.
C'est terminé. Les parents ont de nouveau les yeux rivés sur leur projéniture bavant du gâteau au chocolat, le cliquetis des casseroles s'était-il arrêté ?
La légende raconte qu’avant de sortir du restaurant elle aurait dit :
« Quel établissement fantastique, j’y reviendrais ! »