Midnight Panic
07 mars 2018« Ce sont tes clefs sur le comptoir du bar ? » affiché sur l’écran de mon téléphone alors que le dernier train me dépose au milieu d’une nuit d’hiver à la petite gare de mon quartier nippon. La journée a été longue, visiblement la nuit va l’être aussi.
Oui, ce sont bien mes clefs, dans leur pochette en cuir rose, avec un porte-clefs en forme de Magnum de vin libellé « I♡Bordeaux », posées bien en évidence sur le comptoir du bar pour être sûres de ne pas être oubliées à la fin de ma journée de ménage maniaque. C’était sans compter sur la soirée improvisée par mes collègues : nabé au kimchi et bières belges périmées. Quitte à passer une bonne soirée dans un bar, autant que ce soit le nôtre : c’est moins cher et personne ne nous foutra à la porte si on se comporte comme des idiots.
Ce soir là, à l’abris dans ce restaurant hypster de Nagoya, biens cachés en fond de salle par les pieds de chaises relevés pour la fermeture hebdomadaire, la bonne bouffe et les rires de l’équipe de garde m’ont fait oublier le temps, jusqu’à l’heure du dernier train rattrapé in extremis.
Quelle belle soirée ! Bref, j’ai oublié mes clefs.
J’ai oublié mes clefs et le dernier train est passé.
Il est minuit quinze et la minuscule gare de ma banlieue est déserte. Nous ne sommes que trois à descendre ici ce soir, quittant la chaleur maternelle des banquettes chauffées pour poser le pied sur le quai lugubre d’un mois de février. En quelque secondes le sifflet strident emporte avec lui la lumière si chaleureuse qui danse un instant sur les rails avant de disparaître dans un tourbillon glacial. Le souffle des noctambules éméchés dessine des volutes dans les escaliers. Comme de coutume le chef de gare m’ayant vu partir ce matin, m’a guettée toute la journée depuis son guichet pour me souhaiter une bonne soirée. Il m’accueille aux tourniquets avec un sourire sincère, fait un commentaire sur les flocons légers qui flottent doucement dans la nuit.
J’ai la tête ailleurs. La neige, c’est joli, mais pas quand on doit passer la nuit dehors.
J’envoie un message à mes colocataires sur trajet vers le nid, espérant que Kenta ou Mayu soient encore réveillés pour venir ouvrir la porte à la Française errante qui gratte à leur porte. Miaou. Si vous m’ouvrez, je vous fais des galettes au fromage. Manque de chance, le message reste sans réponse. Et s’acharner rageusement sur la sonnette ne semble pas aider mon cas. Faut-il que ces deux oiseaux de nuit notoires aient décidé de concert d’améliorer leur temps de sommeil et la couleur de leurs cernes le seul soir où je suis étourdie ? Franchement, ce genre de résolution aurait pu attendre demain, non ? C’est d’un égoïsme scandaleux.
Dormir dehors au Japon
Là, seule sur le palier les bras ballants, avec une vue panoramique sur le quartier plongé dans l’obscurité, éclairé par la seule lumière de la super lune d’hiver et d’une supérette tout à 100 ¥, je passe en revue le maigre éventail de mes solutions. Que vais-je donc bien pouvoir faire ? Où dormir en catastrophe dans un quartier vieillot de la banlieue de Nagoya ?
Avec un galant sous la main, il aurait suffi de se rendre au Love Hotel. Ce sont des lieux d’un confort absolu et qui valent le détour, je vous l’assure. Mais si le prix de la chambre est des plus intéressants lorsque louée à deux pour quelques heures, c’est moins le cas pour la nuit complète. De toute façon, l’alternative bouillote est compromise : un amant en goguette en Amérique, l’autre perdu dans ses rendus académiques, passe à l’option suivante chérie frigorifiée.
Un manga café serait une excellente solution : pour une dizaine d’euros, on reçoit un box fermé, avec son propre écran d’ordinateur, une chaise de bureau extra-inclinable et un accès illimité à des milliers de mangas et dvd en tous genres. Il y a en général des douches, un bar à boissons et parfois même des distributeurs de sous-vêtements propres. Qui dit mieux ? C’est le repère des étudiants fauchés, des otakus ou des voyageurs pris au dépourvu. Il me semble avoir déjà aperçu un Internet café à quelques kilomètres, depuis la fenêtre sans bavure de mon train quotidien. Cependant, les clefs de mon vélo et de ma moto sont dans l’appartement, et la marche ne vaudra la lanterne qu’après avoir éliminé toutes les autres solutions.
Suivante.
Je connais certes plusieurs tennants de cette rue commerçante hors d’âge menant au temple, mais pas au point de pouvoir sonner à leur porte à minuit pour demander l’asile. Je n’ose réveiller l’urgentiste motard quartier voisin, préférant lui laisser une vraie nuit de sommeil, si tant est qu’elle en soit une. Ni le vieux sourire du coin de la rue, qui vend à quelques variations près les mêmes chaussures en plastique depuis toujours, et qui chaque matin me salue en relevant son store métallique couinant. Ni la jeune branchée aux cheveux décolorés et son pressing rempli de chats avachis dans le soleil de la vitrine. Un siamois, un rayé, qui doivent probablement dormir à poings fermés dans l’arrière-boutique, sur un tas de draps fraichement repassés. Ni le responsable du magasin d’antiquités aux horaires aléatoires, dont le réveil ne semble fonctionner qu’un jour sur deux. Ni le propriétaire du café de gauche, avec son air de Yakuza repenti, ni la propriétaire du café de droite, dans ses colliers à fleurs et sa déco façon Hawaï des années cinquante, doivent tous les deux compter les morceaux de sucre les séparant du lever de soleil prévu à 5h46. Et-il possible d’aller réveiller les bonzes du temple voisin pour demander l’asile ?
Décidément non, on ne sonne pas à une telle heure chez de braves gens, voisins bienveillants ou pas. Après tout, mon cas est loin d’être désespéré, une nuit blanche ne devrait pas tuer la jeune grue que je suis.
Tu sais que j’habite pas loin de chez toi, viens ici si tu rates ton train un soir, je te ramènerais en voiture.
La phrase claque soudain dans ma tête avec le bruit d’une fontaine en bambou sur une pierre millénaire. Bouddha et les dieux renards soient loués. La personne qui a prononcé ces mots n’est autre que le chef du restaurant de brochettes où je passe mes soirées de geisha à boire avec des papis bourrés. Ce lascar-là me côtoie depuis assez longtemps pour qu’il soit acceptable de lui demander service. Il est maintenant une heure du matin et son restaurant, situé à côté de notre auberge de jeunesse, doit être sur la fermeture.
Un rapide coup de fil avec mes dernières miettes de batterie, et la providence se confirme : Mon fournisseur officiel de poulet grillé passera récupérer les clefs pour me les délivrer, en sportive-nerveuse-trente-minutes-chrono, au restaurant 24/24. Tout ce qu’il me reste à faire, c’est m’installer confortablement sur la banquette en velours défraichi avec un thé bien chaud, tout en réfléchissant à l’expansion spectaculaire de mon réseau en deux ans seulement, et à un énième coup de chance en période de crise. Si j’étais assez vieille pour faire des réflexions sur mon expérience passée, je pourrais vous assurer que je suis abonnée à ce genre de retournements heureux. Mais je vais plutôt commander une glace avec une tonne de chantilly à deux heures du matin comme une gamine de 4 ans qui attends le père noël.
J’ai à peine le temps de poster mon parfait au thé vert sur Instagram que mes clefs attendent sur le parking du restaurant.
Je sais maintenant à qui je dois du chocolat pour la St Valentin.