La rame de train est quasiment vide, et je passe un coup de fil. Les portes s'ouvrent, se referment et un vieil homme en habits élimés vient s'installer pile en face de moi. Sans préambule, il se met à crier furieusement "SHUT DOWN ! SHUT DOWN !" assortis d'un chapelet d'injures et de menaces, en désignant mon téléphone. C'est vrai, il est demandé de garder son téléphone en mode silencieux et de ne pas l'utiliser près des sièges prioritaires, afin de ne pas déranger les autres usagers. Mais le wagon désert jusqu'à présent m'avait laissé quelque liberté. Evitant de justesse une agression en bonne et due forme, je passe le reste de ma journée à gamberger.

A vrai dire, ce n'est pas la seule entorse que je fais à l'étiquette quotidienne japonaise.

Une Française de plus au Japon

Creusant toujours plus loin dans les différences culturelles, je comprends chaque jour un peu plus à quel point j'ai vécu comme une fourvoyée de politesse jusqu'à présent. Lorsque mon patron m'explique la bonne façon de compter la monnaie en regardant le client dans les yeux, lui tendant des billets bien repassés, rangés dans l'ordre du montant, face vers le haut puis parfaitement alignée, avant de passer aux pièces, une main tenant la pile de pièces organisée à quelques millimètres de la main qui reçoit, l'autre en dessous pour prévenir une éventuelle chute, le tout sans contact physique et avec le sourire, j'entrevois la lumière divine d'un respect outrancier. Les français sont des rustres, vous dis-je. Il n'est de secret pour personne que les nippons sont les maîtres de la démesure. Surtout lorsqu'il est question de politesse.

Me tenant à trèfle-cœur-carreau au début de mon adaptation, j'ai cherché il y a des années la perfection au point de présenter plus japonaise que le Japonais, frôlant le ridicule, méritant la dérision. Non, les japonais ne font pas leurs sushis, ils les commandent ou vont au restaurant. Les jeunes japonaises ne savent pour la plupart pas nouer la ceinture de leur kimono d'été. Rester agenouillé sur les talons plus de 15 minutes est douloureux pour 98% de la population. L'ensemble de la gent féminine n'est pas invariablement et outrageusement fardée. Toutes les ménagères ne sont pas des pros des boîtes à repas en forme de personnage de manga. Les nippons ne sont pas uniquement attirés que par les fluets minois. Tous les étrangers ne sont pas obligés d'être passionnés par les ninjas. Tous les bonzes ne sont pas des gens trop sérieux.
PAN ! Entends-tu le cri de tes préjugés qui trépassent ? Les miens ont eu la peau dure. Mais ça va mieux.

Quand papa bonze vient troller les photos de sa fille, on rigole bien au temple.

Quand papa bonze vient troller les photos de sa fille, on rigole bien au temple.

La liste de mes envies

Le temps aidant, la prise de recul permet doucement d'admettre que quoi que je fasse, je reste française. Et que c'est une bénédiction : Tant que je n'ouvre pas la bouche, je porte de tout temps avec moi un avantage de taille nommé le bénéfice du doute. "C'est une étrangère, elle ne doit pas connaître la règle". Ceci est ma cape. Je ris. S'il y a des concessions que je fais volontiers et d'autres avec un peu plus de retenue, il y en a certaines que j'ai arrêté d'honorer depuis quelque temps. Et le monde ne s'en porte pas plus mal.

Voici donc une liste non-exhaustive de mes préjudices quotidiens à la politesse nippone.

- Croiser les jambes quand je m'assois. Comme mes genoux se détestent, c'est le seul moyen d'éviter la pose racaille.

- Manger en marchant. C'est même pour ça qu'on a inventé le sandwich, non ?

- Me moucher doucement dans les lieux publics. Les reniflement rythmés m'horripilent.

- Me maquiller dans le train. Pour gagner 10 minutes de sommeil.

- Téléphoner dans les transports en commun (en période de basse affluence). Sauf quand papi pète un câble.

- Danser en boite sans retenir ni mon déhanché ni mes cheveux bouclés.

- Chasser des Pokémons aussi quand je vais au musée.

- Sortir non-maquillée ou non coiffée. Cependant par égard pour la la santé mentale de la clientèle, j'évite la conbinaison des deux autant que possible. Mais mon rouge-à-lèvres fait tellement d'adeptes que parfois, je consent à leur fait plaisir.

- Voyager en auto-stop (Un jour, viendra, cet article paraîtra)

- Refuser de créer un tampon pour signer mes papiers officiels. Une signature, c'est gratuit et cela ne s'égare pas un mois tout juste après avoir investi.

- Porter des sandales avec mon kimono d'été, parce que c'est autrement plus confortable pour marcher. Si on me demande, j'argue que j'ai fait moi-même le nœud de mon obi (ceinture). Enthousiasme garantit.

- Rétorquer aux malotrus qui louchent sur mes seins tout en me demandant si je suis au régime, qu'avec un peu de culture ils sauraient reconnaitre une Vénus de Botticelli quand ils en voient une. Je suis hors de ta portée, gougnafier.

- Lancer des débats. Parler concubinage, divorce, contraception, théorie du genre ou émancipation pour lancer les cerveaux engourdis sur des pistes de réflexion. Parce que changer le monde ça commence aussi par-là.

Finalement, j'apprends seulement à trouver la juste greffe entre mes racines de pin des landes et mes nouveaux bourgeons de cerisiers en fleurs. Quant aux vétérans un peu trop à cheval sur les convenances pour parler poliment, je crois que la réponse la plus adéquate réciproquement est un bon vieux "merde" en français dans le texte:

"Désolée, je ne parle pas japonais"

L'effrontée affranchie
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