Terreur et Tremblements
18 déc. 2017Mardi soir, jour de congé. La fenêtre de chat du groupe de travail s’agite sur l’écran de mon smartphone. Il semblerait qu’un client difficile vienne d’arriver à l’auberge de jeunesse.
Ça faisait longtemps.
De manière générale, les clients choisissant de dormir dans notre établissement savent exactement à quoi s’attendre : des chambres collectives sobres, meublées de massifs lits superposés en bois, cuisine et salle de bain en commun. La plupart jouent le jeu de la communauté dans le respect et le partage, pour la nuit ou les quelques jours à Nagoya. Mais il arrive que les normes de certaines personnes, quelle que soit leur nationalité, ne soient pas au même niveau que celles des autres.
Il y a six mois, c’était deux individus japonais gentils mais louches, procédant à dix heures du soir au rituel psalmodié d’une incompréhensible religion sectaire, faisant fuir la pauvre Coréenne qui partageait la même chambre. Reloger la jeune femme n'avait pas été pas une mince affaire, l’auberge affichant complet. Les deux lascars s’étaient platement excusés, n’ayant pas pensé à mal une seule seconde. En vérité, je les aurai plutôt qualifiés d'attachants. Franchement bizarres, mais attachants.
Soit, cela fait partie, de la richesse du genre humain.
Une cliente pas comme les autres
Des émoticônes de blasitude absolue s’accumulent dans la fenêtre de chat. Que-ce donc cette fois ? Une cinquantenaire un peu paranoïaque qui vient de descendre à la réception. Elle affirme que sa voisine de chambre a osé regarder son sac ainsi que l’intérieur de son casier. Que la police est au courant qu’elle est chez nous pour la nuit. Qu’il y a des choses qu’elle ne comprend pas. Qu’un noir qu’elle ne connaît pas lui a demandé si ça allait. Que lorsqu’elle travaillait dans une supérette, les gens n’étaient pas gentils. Son discours est sans queue ni tête, ni patte ni posterieur d’ailleurs. Gardant son sang-froid, le responsable de l’hôtel tempère ses égarements et la raccompagne jusqu’à sa chambre, avant de nous faire le topo écrit.
Ainsi finit la soirée et le résumé de groupe.
Tout le monde n’a qu’une chose en tête : vivement le lendemain midi qu’elle soit déjà partie, on fera la fête, on mangera des sushis.
Le lendemain matin, après le rangement des livraisons, je m’attaque au nettoyage sommaire des parties communes de l’auberge. Absorbée dans les tâches, je me prépare toutefois mentalement à une courtoisie sans failles au cas où Dame Désarroi croiserait mon chemin. Je la trouve sans surprise, assise à la table de la cuisine, rangeant son portefeuille.
Mais elle n’est pas seule. Une de nos employées, une adorable chinoise aux cheveux roses, est assise un peu plus loin avec ses écouteurs et son café. Je salue poliment la cliente en premier, puis mon amie, avant de passer un coup d’éponge sur les tables, en prenant garde à ne pas la déranger.
Puis je me dirige, soulagée au millième degré, vers les douches.
« Dites-le-moi si je vous dérange.»
La voix sèche, amère, zozotante, qui claque dans mon dos, me stoppe net.
Ce à quoi je réponds en souriant qu’il n’y a aucun problème, que je repasserais plus tard. Mauvaise réponse.
« Vous êtes une employée ? Vous tombez bien : Il va falloir prendre vos responsabilités ! Car en plus de m’être fait violer dans ma chambre, le voyou a volé ma carte de transport ! C’est un scandale, je ne vais pas pouvoir me rendre à mon rendez-vous à la clinique !»
Me retenant de lui dire que son ordre de priorité est à revoir, je prends un air choqué et compatissant. Ce que Madame Parano ne sait pas, c’est qu’une de nos clientes régulières, est déjà venue nous nous voir ce matin. Elle a filmé le scandale entamé au milieu de la nuit par notre énergumène, accusant chacune des autres occupantes de la chambre d’avoir laissé entrer son agresseur. Une rapide consultation des fichiers vidéo de la cage d’escalier nous l’a déjà confirmé, personne ne s’est introduit dans la chambre, qui plus est aucun mâle n’a posé un pied à l'étage réservé aux femmes.
Mais qu’essaie-t-elle de faire ?
« Sachez que je suis absolument navrée d’apprendre qu’une telle chose ait pu avoir lieu au sein de notre établissement. Je comprends votre émotion. Cependant, je ne suis pas en mesure vous aider, sachant qu’en tant que victime, c’est à vous de déposer plainte au commissariat.
Je vous enjoins à descendre sans attendre à la réception où le responsable de l’auberge vous attend. »
J'ai fait de mon mieux.
Les conventions japonaises à la poubelle
Re-mauvaise réponse. Madame Menace explose. Elle me traite de tous les noms. M’accuse de détester les Japonais, de les regarder de haut, de venir mettre le pays à feu et à sang. Elle m’invective, me somme d’appeler la Police sur-le-champ. Elle à l’air de beaucoup y tenir. Avec son visage froissé de colère et ses feulements de chat échaudé, j’ai l’impression d’assister à un caprice au rayon jouets. Rill, ma poule, la gestion de clients difficiles, c’est vraiment pas ton rayon. Elle se met à jeter ses effets personnels à travers la cuisine en vociférant de plus belle à chaque lancer raté. Lorsqu’un objet malheureux atteint sa table, la chinoise jusque-là enfermée dans sa virtualité pixélisée, réalise le drame qui se trame dans son dos. Je lui fais ostensiblement signe de quitter la cuisine avec ses affaires tandis que se déchaine Mamie-Tempête.
Je sens l’angoisse sourdre doucement au fond de moi, stoïque, résistant à l’envie de fuir en courant, appeler le GIGN, Justin Trudeau ou Super Nanie. Enfin, excédée, la pauvre femme m’ordonne de disparaître de sa vue. Delestée, je m’exécute sans discuter, avec courbettes et politesses, avant de fuir dignement vers les douches, suite logique de ma tournée de nettoyage. Tu t’es bien battue soldate, laisse les camarades prendre la relève.
Je n’ai pas fait trois mètres dans le couloir que j’entends des pas derrière moi.
Elle me poursuit !
Submergée par la vague de panique qui vient de noyer mes digues mentales, je me claquemure en catastrophe dans une douche, d’où j’envoie un message de détresse à mes collègues.
La Toquée toque doucement à la porte. Me fait-elle le coup des remords ? Elle va s’excuser à travers la porte pour m’arracher les yeux de la tête une fois sortie ?
Cette fois j’ai réellement les chocottes. Et comme si dix ans de jeux de rôle ne m’avaient rien appris, je réalise soudainque je viens de me séquestrer toute seule sans porte de sortie, comme la dernière des cruches dans un film d’horreur à petit budget. Cette pensée me calme d’un coup. D’autant que mon responsable vient d’entrer dans la cuisine : je l’entends entamer la discussion avec la cliente qui n’a visiblement pas bougé de son coin.
Japanese Drama Queens
Mais alors… ?
Ouvrant timidement la porte, je me retrouve nez à nez avec ma collègue aux cheveux roses qui, s’inquiétant pour moi, est revenue au péril de sa vie juste au moment où je m’éclipsais. Mon soulagement et ma gratitude sont tels que je lui tombe dans les bras. Couardise 1 – Rill 0.
De notre poste d’observation, impossible de voir la scène, mais nous l’entendons très clairement. Je m’empresse d’allumer mon Dictaphone : Mon patron est d’un calme olympien, je meurs d’admiration. Il accompagne, tempère, détourne adroitement l’attention de Dame Angoisse, accueille ses accès brusques de colère. Elle lui expose quantité de théories sur le complot des étrangers, lui reproche de ne pas être informé sur nos religions respectives, qui peuvent se révéler extrêmes et dangereuses (Ayez pitié monseigneur, point besoin de Question M. l’Inquisiteur : je reconnais céans m’être rendue coupable d’agnosticisme extrémiste, que l’on m’immole sur-le-champ). Elle l’accuse d’avoir encouragé la chute de l’Empire japonais en sponsorisant mon visa, confiant le glorieux pays du soleil levant aux barbares et aux dépravés. Nous pouffons silencieusement depuis les douches, soulagées, stressées, interloquées.
Plus d’une fois, la porte de la cuisine s’ouvre sur un client mal réveillé, venu prendre son petit déjeuner en paix, ignorant tout du guêpier qui accueille son pyjama pokémon. De notre observatoire, nous nous agitons alors frénétiquement telles des pythies muettes, l’incitant à faire demi-tour sans poser de questions, imprimant à nos regards désespérés excuses et gratitude. Si seulement la prestation était filmée, Chaplin en personne viendrait nous remettre un Oscar.
L’heure tourne. Il faut impérativement que je rejoigne les cuisines en bas, sinon le restaurant ne pourra pas ouvrir dans les temps. Redoutant de quitter ma cache, car il faut pour en sortir passer devant Cerbère passablement apaisé, j’envisage de retirer mon pull et de m’entourer d’une serviette de bain, espérant que le subterfuge empêchera l’assaillante de me reconnaître.
Je suis une cliente qui prenait sa douche depuis une demi-heure, voyez-vous.
L’employée venue faire le ménage ?
Elle vient de partir par la fenêtre.
N’est-ce pas cocasse ?
Rill, si tu n’as rien de plus respectueux en stock, je te conjure de sauter par la fenêtre sans plus attendre. Avec un peu de chance, tu tomberas directement dans le chariot du marchand de tofu, telle une acrobate dans un verre d’eau.
Je demande par message, conseil au reste de l’équipe qui attend, agglutinée derrière la porte de la cuisine, en se rongeant les sangs. Réponse : puisque le patron à l’air de gérer l’affaire de main de maître, autant que, je sorte de cette embûche. Ma foi.
L’occasion se présente : la porte s’ouvre cette fois sur deux Taiwanaise, que je reconnais tout de suite comme étant les camarades de chambre de Dame Vendetta, pour les avoir vues sur la vidéo, tentant en vain de raisonner notre névrosée à deux heures du matin. Je sais dès lors qu’il faut que je les préserve d’un nouvel affrontement, tout en m’assurant d’une fin de séjour agréable, protégeant l’auberge conjointement. Parfait, soyons héroïque, Wonder Woman, c’est moi pour dix secondes. Réunissant mon courage aussi dispersé que les feuilles de Ginko sur l’avenue de la gare de Nagoya à la fin de l’automne, j’ignore superbement la discussion en cours, marche d’un pas décidé vers les deux innocentes, les encourage avec calme et sourire à me suivre vers le couloir.
La Revendicatrice n’a pas eu le temps de revendiquer, nous sommes hors de sa portée.
Le Japon serait-il un pays trop sûr ?
L’arrivée à la réception de l’hôtel est triomphante. J’ai l’impression de sortir d’une prise d’otages. Embrassades, larmes et récits héroïques. Ce qui est absolument exagéré. Car le plus spectaculaire de l’histoire n’a eu lieu que dans le théâtre de nos cerveaux, si habitués au calme et à l’ordre relatif de la vie japonaise, que le moindre événement prend des tournures de drame hollywoodien. J’aurais probablement pu m’extirper de la pièce dès le début, au lieu de rester cloîtrée pour aucune raison, à fantasmer sur ma vie d’otage de cabine de douche. Les Taiwanaises n’ont d’ailleurs rien à dire, leur calme à peine entamé ni par la scène nocturne ni par celle de la cuisine. Leur opinion n’a pas changé, c’est vraiment une chouette auberge de jeunesse, on a bien dormi et c’était propre, merci beaucoup et à la prochaine fois. Bim, prends ça Miss Tragédie. C’est bien moi.
Le plus gros des emotions passé, less préparatifs du restaurant reprennent avec fébrilité : Madame Parano doit encore passer par la réception pour rendre ses clefs. Et le patron qui ne revient toujours pas…