J'ai eu 27 ans cette année. Cela fait maintenant près de 15 ans que j'étudie le Japonais. Ce chiffre à lui seul me fait tourner la tête avec autant d'efficacité qu'une bouteille de saké. De dilettante amoureuse de Pokémons, je suis aujourd'hui immigrée* amoureuse de Pokémons. Notez bien le changement. 

Et depuis 15 ans la même rengaine :
"Que votre Japonais est beau !"
"Votre niveau est amplement suffisant, vous n'avez besoin de rien de plus !"

 

Hachis de sinogrammes

Au Japon, les bilingues serraient des licornes ?


Les Nippons raffolent de ce genre de compliment. Vous en recevrez à la pelle. Même si vous avez démarré les leçons à l'aéroport il y a moins de 20 minutes. De façon générale ces phrases vont de pair avec :
"Ça fait longtemps que vous êtes au Japon ?" 
"Êtes-vous étudiante en langues ?"

On s'impressionne ingénument du fait que quelqu'un venant d’Europe, d’Amérique ou d'ailleurs, eut envie de baragouiner le japonais, cette langue parlée uniquement dans un archipel minuscule au dernier bout du continent asiatique. Pas faux. Quitte à y réfléchir stratégiquement, le Chinois eut été plus utile. Mince alors. Aurai-je manqué quelque chose?

Comme si la seule envie de vivre au Japon ne pouvait pas motiver tout le reste. Car enfin, ce genre d'interrogatoire, en France, passerait pour du racisme (dans le cas où vous ne seriez ni dans un lieu touristique, ni dans un centre-ville pittoresque, ni dans un camping dernier cri, que votre interlocuteur ne se promènerait pas avec une carte Michelin, une perche à selfie, un bob ou des sandales à chaussettes, on est d’accord). On ne s'extasie pas sur le niveau de français de la serveuse du Flunch pour la seule raison qu'elle n'a pas le type eurasien, non d'un petit pois ! C'est affreusement déplacé et vous passeriez pour un mufle dont l'orientation politique n'a rien de reluisant.

Et pourtant sans exception au Japon, chaque personne que vous croiserez affichera un air de franche surprise. Tout le monde se montrera surpris de votre choix de venir vivre au Japon. (Inconcevable lorsqu'on est né dans un pays aussi paraidisiaque que la France. ... Il faudra qu'on en reparle.) Il arrivera fréquemment que des personnes assises dans le même restaurant, train ou trottoir, vous dévisagent alors que vous discutez gaiment avec vos amis. Un étranger qui parle couramment le japonais, c'est une licorne.

"C'est la première fois que je vois un étranger qui parle le japonais comme ça !" Menteur.

"Si je ne pouvais pas vous voir, je jurerais que vous êtes japonaise !"

#Flagornerie #TuPousseLebouchonUnPeuTropLoinMaurice

Hachis de sinogrammes

Les Japonais sont des autruches.

Chaque personne fait bien comme elle veut, s'impliquant de la manière qui lui convient dans son épanouissement. J’ai rencontré de nombreux sourirs pour lesquels l’incapacité de communiquer en profondeur avec le voisin ne semble pas peser dans la balance de bonheur quotidien. À l’origine de cette nonchalance, il y a parfois (souvent) une femme nipponne subvenant aux besoins linguistiques ou un réseau d’expatriés bien rodé, qui offrent solution à tous les maux. Pourquoi briser une machine qui fonctionne ? 
Ce pendant je l'admets, j’ai plutôt tendance à m'insurger contre les âmes installées au Japon depuis plus de 20 ans et qui ne peuvent aligner plus de trois mots autrement qu'avec un accent affreux. Car visiblement, ce sont ces personnes-là qui créent la norme : Résultat un immigré qui fait mieux que cela, c'est un Einstein du langage. Faites-moi penser à faire un test de QI.

Pourtant, il suffirait de sortir la tête du sable cinq minutes pour se rendre compte que des immigrés bilingues, il y en à tous les coins de rue.

Tout d’abord, allumons la télévision. Le petit écran regorge de personnalités internationales, dont le niveau de langue n’a rien à envier à Mgr T. Kitano, qu’il s'agisse d’humoristes, de mannequins ou d'experts en géopolitique. Cette représentativité médiatique pourrait-elle être un indicateur statistique du nombre réel d'immigrés japonophones vivant tranquillement aux quatre coins de l'archipel ? Mais non, c'est justement parce qu'ils sont bons en japonais qu'ils passent à la TV ! M’a répliqué un client un jour. Donc depuis deux heures que ce spécialiste russe de la radioactivité remet les ingénieurs japonais à leur place, la seule réflexion faite  c'est  "Non d’un renard à neuf queues, il a pensé à mettre la particule après le COD, cet étranger est un génie !". 
Diantre.

Hachis de sinogrammes

Que déduire de toutes ces starlettes coréennes (majoritairement masculines) qui, adulées tant et si bien par leurs fans japo-niaises, viennent réaliser des concerts entiers de leurs chansons traduites dans la langue de Pikachu et donnent des interviews sans complexe orthophonique ?  Que dire de ces passionnés d’outre-mer, qui publient chaque jour du contenu en japonais sur toutes les plateformes sociales de la planète, dépeignant leurs doutes, drôles d’histoires ou astuces pour survivre à la vie japonaise ?

Rien que dans mon petit périmètre de Nagoya, ville oubliée malgré sa taille imposante et dont nous parlerons une prochaine fois, je compte un nombre impressionnant de baragouineurs experts. Pour tout vous dire, la plupart des étrangers installés et travaillant dans la ville des kishimen (nouilles plates typiques de la région) parlent japonais. On y croise de toutes les nationalités. Excepté quelques professeurs de langue anglaise, souvent de jeunes anglophones venus profiter de leur année de visa-vacances-travail pour pimenter leur CV, et de certains expatriés Mitsubishi ne sortant de leur barres d'appartement d'entreprise que pour aller choper en boîte, pour tous les autres, l'apprentissage de la langue est une évidence

D'ailleurs, toutes ces âmes aventureuses sont généralement trilingues. Car la langue de communication principale des bourlingueurs, avant même de songer à venir s'installer au bout du monde, c'est l'anglais. Le terrain d'entente international du monde moderne. L’anglais c'est le couteau-suisse du voyageur. Cela sauve la mise au début. 
Mais ensuite, passé les présentations et les soirées internationales, il faut tenter de vivre. L'apprentissage de la langue locale, comme partout ailleurs dans le monde, est la garantie numéro 1 d’une bonne intégration et d’une meilleure qualité de vie. Ne serait-ce que pour savoir ce qu'il y a dans votre assiette, ou réaliser que ce savon pas cher, qui sent si bon et avec lequel vous vous lavez depuis des mois, est en réalité un pain de lessive premier prix.
Apprendre la langue du pays dans lequel on vit, c'est une question de survie.

De mon point de vue, c'est mettre tous leurs efforts à la poubelle que d'affirmer que "je n'ai jamais vu un étranger parler aussi bien la langue". Comme si la personne en face ne faisait pas partie du même commun des mortels que la starlette évoquée plus tôt. On admet qu'une personnalité soit bilingue, pas la serveuse du coin. Pourtant cette dernière à toutes les raisons de faire des efforts : elle n'a pas les moyens de payer un traducteur pour aller choisir ses sushis.

Eh bien, je vous le donne en mille, même ces arguments-là ne sont pas suffisants pour empêcher un japonais de s'émerveiller de vos babillages. C'est un refus d'évidence.

Hachis de sinogrammes

Il me semble que pas une seconde, le nippon n’envisage que ce ne soit que la partie visible de l’iceberg. Cette naïveté récurrente peut parfois peser lourd. Elle fait aussi parfois un peu craindre une soudaine phase de réveil. Ce jour où l’archipel se rendrait enfin compte que les étrangers du monde entier ne sont plus tellement une minorité invisible en terre Japonaise et que cette nouvelle population participe déjà activement à l’économie du pays. Qu’ils occupent aussi des postes à responsabilités qu’on ne pensait accessibles qu’à des japonais, considérant la barrière de la langue comme la protection la plus efficace contre l’envahisseur. Barrière qui donc, n’en est pas une. Mais ce sénario apocalyptique et salvateur n'arrivera peut être jamais, étant donné la propension incroyable du Japon à changer en douceur et sans grandes révolutions.
 

Keep Swimming

Pour ma part, je ne supporte pas de devoir constamment demander de l'aide car je ne peux pas lire un panneau, un menu ou une liste de courses. Cela me donne l'affreuse impression d'être analphabète. Il n'y a rien de pire, pour moi amoureuse de débats et de questions créatives, que de manquer de vocabulaire pour décrire avec précision le fond de ma pensée, ou comprendre les méandres raccourcis des élucubrations de mon interlocuteur. Je voudrais pouvoir intégrer avec précision le journal télévisé ou les billets d’humeurs, les malices et les calembours. Et de fait, cela dépend autant de la compétence linguistique pure, que de l'intégration historique et pop-culturelle du pays. Allez rigoler aux blagues de Gad Elmaleh si vous ne connaissez pas Ikea ou l'Eurovision, apprécier les Escapades de Petit Renaud si vous n’avez pas la moindre idée des ingrédients présentés.

C'est exactement ce qui me pousse à ne jamais arrêter d'apprendre, à mettre ces resentiments de côté et répondre avec bonne foi aux compliments, qui viennent du coeur autant que des conventions. Je varie les supports d'apprentissage, les domaines, je change de méthode tous les trois exercices, questionne en permanence, pour m'empêcher de m'ennuyer et obliger mon cerveau à rester ouvert à toute opportunité de nouveauté. Ce qui signifie aussi qu'au lieu d'ingurgiter à l'aveugle la liste de vocabulaire spécifique des tests internationaux de japonais, je gobe tout un tas d'informations inutiles à l'obtention des certifications mais indispensables à la compréhension du monde dans lequel j'ai choisi de vivre.
 

Je fais la maline, mais 

j'ai foiré mon JLPT 2** cette année.

 

*J'ai choisi le terme d'immigrée à celui d'expatriée. Bien que les deux mots soient de plus en plus utilisés comme des synonymes, je fait une distinction nette quant-à leur signification.
Pour moi la différence réside dans les intentions de la personne décrite. L'expatrié est là pour la découverte, le travail, sans intention rester. L'immigré (malgré le terme négatif qu'il transporte aujourd'hui), est celui qui décide de faire sa vie dans un autre pays. C'est celui qui s'installe pour rester. C'est mon cas.
Lire l'excellent article à ce sujet sur le blog d'expat united : Expatrié ou Immigré ?

** Le JLPT (Japanese Language Profitiency test) est une certification internationnale de Japonais testant la comprégension lue et entendue. Il y a 5 niveaux en tout, le numéro 1 étant le plus haut. De façon générale, les entreprises japonaises recommandent à leurs postulants étrangers de posséder au moins le niveau 2 de ce test. 

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