Ou « Étude de genre saveur shampoing ».  

Immergée dans mon baquet fumant, les épaules caressées par la brise d’une nuit de février, j’observe la faune venue ablutionner au bain public. Emportée par la chaleur, je laisse mon esprit vagabonder.

J’avais tout juste vingt ans à ma première arrivée au Japon, mais déjà un long passé de douches interminables derrière moi. Alors l’invention d’un lieu où le bain est roi ne pouvait que me confirmer l'existence du paradis. Seule retenue peut-être: la tenue d’Ève obligatoire. À cette évocation, je revivais avec effroi mon premier port de débardeur au collège, ou celui du maillot deux pièces, avec l’impression persistante de me promener complètement nue en public. Cependant, le manque de réaction des foules, rompues à ces exhibitions générationnelles de chair fraiche, m’avait encouragée jusqu'à oser des décolletés outrageusement pigeonnant quelques années plus tard. Pour le bonheur de mes camarades de lycée, sans doute.

Se trouvait dans cette réflexion la solution à mon problème : il me fallait entrer au Palais du Gant de Toilette avec une copine capable de me faire bavarder suffisamment pour oublier la nudité. Le complexe ne provenant que de moi, je savais que je serais probablement ignorée superbement par la gente Japonaise se baignant de concert.

J’ai sauté le pas un beau soir de juin 2010 avec Azusa et ses deux nièces de 4 et 7 ans. Mon amie rassurante et les deux grenouilles encore trop jeunes pour avoir une quelconque opinion sur la question, il n’a pas fallu longtemps pour que mon cerveau accepte l’évidence : franchement pas de quoi casser trois pates à un canarticho niveau pudeur. Mieux encore, grâce au miroir individuel de la zone de lavage, durant toutes ces années j’ai pu observer, détailler, contempler, épier tout mon soûl de corps féminins pour enfin décomplexer, accepter mon envellope telle qu’elle est. Si les japonaises ont remarqué des différences, elles se sont bien gardées d’en parler, j’ai fait pareil de mon côté.

 

La société japonaise a cela de rassurant. La nudité rapproche ici, bien plus qu'elle ne divise là d'où je viens. Il n'est pas rare que les mamans soient accompagnées de leurs enfants des deux sexes, même jusqu'à un âge pré-pubaire. Dans le renommé film d'animation "Mon voisin Totoro", Papa prend le bain avec ses deux filles, et il ne s'agit que d'un moment de bonheur partagé. Les jeunes fils des mes amis n'ont que faire de ma retenue lorsqu'ils me demandent nus comme des vers et hilares, de les jeter dans le bain comme des bouées dans la tempête. C'est visiblement moi la seule gênée. Mais dès le début, je me suis éfforcée de prendre sur moi : si cela ne les dérange pas et que leur parents se marrent, c'est que c'est normal. Là se trouve la différence culturelle, à moi de m'adapter.

"Mon voisin Totoro" - Hayao Miyazaki, Studio Ghibli 1988

"Mon voisin Totoro" - Hayao Miyazaki, Studio Ghibli 1988

Non rien de rien. Non, je ne regrette rien. J'ai aimé partager des moment de complicité avec les grands-mères, me donnant des conseil sur la façon de prendre soin de ma peau pour me trouver un beau mari. Apprécié de prendre soin d'elles en faisant fis des concepts dictés par ma culture occidentale sur le rapport dégouté au corps de l'autre. Non pas que les nippons soient sans complexes vis-à-vis de leur apparence. Loin de là. 

Des rires en provenance du bain central me ramènent à l’instant présent. La demi-barrique dans laquelle je trempe, continuellement remplie d’eau à quarante et un degrés par l’entremet d’un petit déversoir en marbre, est stratégiquement située en haut de quelques marches dans un coin de la zone de bains en plein air. Elle fait face à un joli petit jardin zen aux graviers minutieusement arrangés pour former des volutes hypnotisantes. Mais je préfère de loin tourner le dos à la sophistication pour admirer la vue splendide sur les différentes étuves et leurs occupantes.

Des grandes, des petites (surtout des petites), des moelleuses, des fines, des écolières, des ouvrières, des mères, des grands-mères (beaucoup de grands-mères)(Ah ! Celle-ci c’est au moins une arrière… ou même plus !), des bavardes et des rêveuses. Il y a de tout au bain public. Ici pas moyen de tricher. Pas de gaine, de ceinture bien placée, de motif trompe-l’œil, de talon effilé, de contour effacé, de brassière rembourrée, de coiffure élancée. Seule la diversité dans la normalité, avec ce qu’elle a de menu, de poilu, de discret ou de rebondi. C’est le temple de la ré-estimation de soi. La nudité rapproche les corps, les jeunes, les vieux. Si on m’avait dit un jour que je materais de la mamie, j’aurais pris un air dégouté, probablement le même que celui que j’ai eu la dernière fois que j’ai mangé du nattô.

Bon, je trouve toujours ça immangeable, mais vous avez compris.

J’ai trop chaud. Je me redresse tranquillement, dans un nuage de vapeur. Corps échauffé dans l’air de février. Oubliée la retenue pudique de naguère, je traverse sereinement l’espace qui me sépare d’un autre bain. Ma silhouette insolemment baroque se balance avec désinvolture au milieu des menues carrures japonaises.

Allongée avec délice sur une pierre chaude recouverte de quelques centimètres d’eau fumante, je respire à fond. Il s’est mis à pleuvoir. La douce chaleur dans le dos, le picotement des gouttes fraiches sur mon ventre. Il me semble que le temps s’arrête. Jusqu’à ce que le froid l’emporte sur la pensée.

Je me promène, cherchant la destination suivante. Je ressors bien vite du bain à remous, trop chaud à mon goût. Je n’ai pas l’âme assez téméraire pour passer directement dans l’eau à quinze degrés du baquet voisin. Dans l’étuve centrale, un groupe lascif de femmes hypnotisées par l’écran de TV, serviette enrubannée sur la tête. La voix nasillarde du présentateur se dispute à la reposante flûte traditionnelle passée en fond sonore dans tout l’établissement.

Je choisis un bain éloigné, où la vapeur blanche dégagée par les gouttes de pluie tombant dans l’eau chaude est si dense, qu’elle semble étouffer le bruit ambiant dans une douce odeur de cèdre. Le bruit de l’eau qui déborde à verse tandis que je m’immerge possède à lui seul un pouvoir libérateur aussi mystique que salvateur. Cette vague qui s’échappe en même temps qu’un profond soupir d’aise, emporte avec elle les derniers zestes de mes réflexions.

Le stress, les clients capricieux, les interviews, les verres brisés, les réunions interminables, les kilomètres à pied, les erreurs de japonais. Tout se dissous peu à peu dans le tub opalin.
Je suis seule au monde, évaporée dans la buée qui monte dans le ciel nocturne.

Cent mètres jusqu’à la station de métro, cinquante jusqu’à mon appartement, neuf jusqu’à mon lit. La chaleur a pénétré si profond dans mon corps et dans mon cœur que je m’endors sans même songer à allumer le chauffage.

Ni mon réveil d’ailleurs.​​​​​​​

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